Plan :
II- Les « origines » de l’oppression des femmes
III- Le concept de genre et les différents courants du féminisme
IV- Les différents courants du féminisme
V- Les luttes pour l’émancipation
Les féministes des années soixante-dix du XXe siècle se sont battues pour faire reconnaître l’existence d’une « oppression spécifique » des femmes. Il s’agissait alors de faire admettre que cette oppression était plurimillénaire, qu’elle avait précédé l’apparition de la propriété privée dans les sociétés occidentales, qu’elle ne pouvait pas être réduite à l’exploitation capitaliste et que la moitié de l’humanité la subissait, à la différence des oppressions subies par d’autres « minorités » ethniques, sexuelles etc. L’oppression des femmes est effectivement transversale à toute la société. Mais cet effort pour faire reconnaître le caractère « spécifique » de l’oppression des femmes a produit un effet pervers. Celui de marginaliser la réflexion sur ce terrain au lieu de l’intégrer dans une réflexion plus générale sur les voies de l’émancipation de tous les opprimés des deux sexes. C’est pourquoi il n’est pas inutile, trente ans plus tard, de s’interroger, à nouveau, sur les mécanismes en œuvre, dans les différents types d’oppression.
Les rapports de domination s’accompagnent le plus souvent d’un discours qui vise à faire passer les inégalités sociales pour des données naturelles. L’effet de ce discours, c’est de de faire admettre ces inégalités comme un destin incontournable (ce qui relève de la nature ne peut pas être changé), alors que tout ce qui relève de l’histoire, du social peut être changé, sur par l’action des opprimé-e-s. On trouve ce discours sur la nature des hommes et la nature des femmes, la plupart des sociétés. Par exemple dans la société grecque antique, il est fait référence aux catégories chaud et du froid, du sec et de l’humide pour définir la « masculinité » et la « féminité » ; Voici l’explication donnée par Aristote et résumée par F. Héritier (Masculin, féminin, la pensée de la différence Odile Jacob, 1996) :
Le mâle est chaud et sec, associé au feu et à la valeur positive, le féminin est froid et humide, associé à l’eau et à la valeur négative (…)
.
C’est qu’il s’agit, dit Aristote, d’une différence de nature dans l’aptitude à « cuire » le sang pour en construire les humeurs du corps propre à chaque sexe : les menstrues chez la femme sont la forme inachevée et imparfaite du sperme. Le sperme, raréfaction et épuration du sang par une coction intense, est la substance la plus pure parvenue au dernier degré d’élaboration. Ce rapport perfection/imperfection, purété/impureté, qui est celui du sperme et des menstrues, donc du masculin et du féminin renvoie par conséquent à une différence fondamentale, biologique, dans l’aptitude à la coction : c’est parce que l’homme est au départ chaud et sec qu’il réussit parfaitement ce que la femme, parce qu’elle est naturellement froide et humide ne peut que réussir imparfaitement, dans ses moment de plus forte chaleur, sous la forme de lait« ( 1996 ). Pour reprendre une expression de Thomas Laqueur (1992) la femme est ainsi un »moindre mâle".
Une inégalité sociale inscrite dans l’organisation sociale de la cité grecque (les femmes ne sont pas citoyennes) est transcrite en termes de nature, dans les corps …
Dans d’autres sociétés, ce sont d’autres qualités « naturelles » qui sont associées à l’homme ou à la femme et qui pourtant aboutissent elles aussi à une hiérarchisation entre le groupe des hommes et celui des femmes. Prenons juste un autre exemple, celui de la société INUIT : là, le froid, le cru et la nature sont du côté de l’homme, alors que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. C’est l’inverse dans les sociétés occidentales, où l’on associe homme-culture/femme-nature ; On peut donc constater qu’avec des qualités « naturelles » différentes associées aux unes et aux autres, il existe néanmoins une rationalisation comparable de rapports sociaux hiérarchisés, de rapports de domination, où les femmes sont en situation de subordination.
Ce discours de « naturalisation » n’est pas spécifique aux rapports de domination des hommes sur les femmes, on le trouve par exemple dans la manière de décrire la situation des noirs. Certains discrours tendaient ainsi à justifier la situation d’exploitation et d’oppression des noirs, sous ses différentes formes, par leur « paresse » congénitale. Discours identique des colons français en Afrique du Nord. On le constate également à propos des prolétaires du XIX siècle : à cette époque, on expliquait leur impossibilité de sortir de la pauvreté par le fait qu’ ils étaient des…ivrognes par nature. Emile Zola n’a pas échappé à cette vision des pauvres. Ce type de discours tend à transformer des individus intégrés dans des rapports sociaux en « essences » avec des « qualités » définitives, relevant de la nature, qui ne peuvent pas être changées et qui donc justifient, légitiment ces rapports d’inégalités, d’exploitation, d’oppression etc… - S’il n’ y a pas de luttes, ce type de discours peut très bien être intériorisé par les opprimé-e-s des deux sexes. Par exemple, l’idée suivant laquelle les femmes, parce ce sont elles qui portent les enfants et les mettent au monde, seraient naturellement plus douées que les hommes pour s’en occuper, quand ils sont petits du moins, est une idée très répandue.Et pourtant, les jeunes femmes sont souvent aussi démunies que leur conjoint dans les premiers jours qui suivent la naissance. Par contre, elles ont souvent été préparées psychologiquement, à travers l’éducation, à cette nouvelle responsabilité qui va nécessiter un … apprentissage. Cette répartition des tâches à propos des enfants (qui confient quasi exclusivement les soins matériels des bébés aux femmes) n’a rien de « naturelle » ; elle relève de l’organisation sociale. Elle peut être considérée comme rationnelle ou source d’injustices, mais elle relève toujours d’un choix collectif de société même s’il n’est pas formulé explicitement. Le résultat est bien connu : ce sont majoritairement les femmes qui doivent se débrouiller pour « concilier » travail professionnel et responsabilités familiales, au détriment de leur santé et de leur situation professionnelle. P. Bourdieu (La domination masculine) a très bien analysé cette naturalisation des rapports sociaux qui s’inscrit inconsciemment dans les comportements des dominants et des dominés et qui les poussent à agir conformément à la logique de ces rapports sociaux, les hommes devant se conformer à logique de l’honneur (ils doivent à tout moment faire la preuve de leur « virilité »), les femmes à celle de la discrétion, du service, de la docilité. C’est ce qu’il appelle la violence symbolique. Pour Nicole Claude Mathieu (L’Anatomie politique 19 ), ce qui fait obstacle à la révolte des femmes, ce n’est pas proritairement l’intériorisation inconsciente des rapports de domination, mais d’abord et avant tout l’absence de choix réels pour elles, les impasses auxquelles elles se trouvent confrontées concrètement. Dans certaines sociétés en effet, même si les femmes n’acceptent pas la violence qu’elles subissent, elles auront du mal à y échapper, tant la morale de l’honneur des pères, des frères et des maris et la violence qui l’accompagne, sont omniprésentes etc. En ce sens nous sommes d’accord avec elle. Mais ce constat n’est en rien contradictoire avec la nécessité de prendre en compte les processus insconscients à l’œuvre dans la perpétuation des rapports de domination.
Une dernière précision : le discours de « naturalisation » porté par les dominants est en même temps un discours de stigmatisation qui vise à dévaloriser les différents groupes opprimés ; cette stigmatisation aboutit au fait que les individus sont assigné-e-s à une identité unique et persécuté-e-s ou du moins mal traité-e-s, au nom de cette identité unique ; Dans les sociétés occidentales, le modèle de référence a longtemps été, et reste encore très largement, celui de l’homme, blanc, bourgeois, chrétien, hétérosexuel. Seul une personne réunissant ce type de caractéristiques pouvait prétendre être un individu à part entière et pouvoir parler pour l’humanité. Tous les autres, les noirs, les juifs, les homos, les travailleurs immigrés et leurs enfants, les femmes (ces dernières pouvant d’ailleurs concentrer sur elles plusieurs de ces « stigmates ») devaient et doivent encore se justifier pour bénéficier des mêmes droits que les dominants. Dans combien de pays, être le fait d’être étranger suffit à vous rendre suspect ? Dans combiens de pays, le fait d’être homosexuel suffit à vous faire passer pour un monstre pervers ? dans combien de pays le fait d’être une femme suffit, si vous n’acceptez pas d’être docile, de vous faire traiter de putain etc. Ainsi les individus qui portent en eux des identités multiples, sont, par l’effet de la domination, assignés à une seule identité et cette identité elle-même est dévalorisée systématiquement comme négative etc. On peut comprendre dès lors pourquoi, certaines personnes appartenant à des groupes opprimés et qui cherchent, à titre individuel, le chemin de leur épanouissement personnel, évitent par tous les moyens d’être amalgamé-e-s à leurs frères ou soeurs de misère. C’est une manière (illusoire) de refuser de se laisser enfermé dans une seule identité …
Deux grandes théories ont tenté ou tentent encore d’expliquer socialement l’existence de la domination masculine. La première est celle d’Engels ; la seconde est celle de Levi-Strauss et de françoise Héritier. Nous nous situons dans un troisième courant critique. Au XIXe siècle, Engels faisait partie d’ un courant pour lequel la place subordonnée des femmes dans la société ne relève pas d’un ordre naturel mais d’une évolution historique et sociale ; prenant ses sources chez l’un des premiers anthropologues, Lewis Morgan, Engels pensait, que dans des temps plus reculés, avaient existé des sociétés organisées sur la base de « l’économie domestique communiste », où régnait le mariage « par groupe ». Dans ces sociétés de droit maternel, hommes et femmes étaient, d’après lui, totalement à égalité. Mais progressivement, sur la base de l’apparition de nouvelles richesses (notamment le bétail), il y aurait eu à la fois appropriation privée de ces nouvelles richesses et appropriation des femmes par les hommes dans le cadre du couple monogame censé garantir la transmission d’un héritage en ligne masculine. C’est ce qu’il dénomma la « grande défaîte du sexe féminin ». Néanmoins le capitalisme, selon Engels, en faisant appel à la main d’œuvre féminine et en brisant ainsi l’enfermement des femmes dans la famille, jette les bases de l’émancipation féminine. Pour aller plus loin dans l’égalité entre les hommes et les femmes, il fallait selon lui, remettre en cause la propriété privée de moyens de production et socialiser les tâches domestiques (L’origine de la famille…). Les anthropologues, tout en reconnaissant l’apport des travaux de Lewis Morgan dont s’inspirait Engels, ont mis en évidence ses limites (Godelier) :
De nombreux anthropologues considèrent que « la plupart » des sociétés connues, quelle que soit leur diversité, sont caractérisées par des rapports de domination de hommes sur les femmes. D’autres, d’inspiration néoengelsienne, pensent qu’il a existé des sociétés égalitaires et qu’il en existe encore parmi les chasseurs-ceuilleurs (Eléanor Leeckock et R. Lee). Nous ne sommes pas en mesure de trancher ce débat, faute de connaissances suffisantes sur la question. Quoi qu’il en soit, il faut admettre que les explications traditionnelles de la domination, ne sont pas satisfaisantes. C’est qui a conduit nombre de chercheur-e-s à relativiser la question des origines au profit d’une réflexion sur les mécanismes sociaux de la domination (N. Cl. Mathieu).
Les mariages entre femmes « relevés dans une trentaine de sociétés africaines, dont certaines actuelles, mais il semble bien que, à l’inverse des mariages entre hommes, ils n’impliquent pas de relations homosexuelles, du moins de manière connue et officielle. En effet -s’agissant des femmes- c’est la fonction procréative qui est ici en cause. Il s’agit généralement d’une adaptation de la société pour assurer la continuité d’un lignage agnatique ( ), en l’absence d’un mâle (décédé ou inexistant). Une femme, en payant la compensation matrimoniale, épousera alors, en tant que mari (appelé female husband dans la littérature), une autre femme, qui produira des enfants avec un homme qui n’est que le géniteur et n’a aucun droit sur eux. Ces droits reviennent soit au lignage du père du mari féminin (c’est à dire à son lignage), soit au lignage de son propre mari. Dans l’extrême diversité de cas concrets, O’Brien (1977) distingue toutefois deux types de maris féminins : celles qui agissent comme substitut d’un homme ( père ou frère, auquel cas elles sont généralement reconnues comme »père« des enfants ; mari ou fils, qui sont alors plutôt déclarés »père« ) ; et celles qui agissent de manière »autonome", pour leur propre compte, et sont alors plus proches d’être un homme social - cette dernière catégorie étant davantage liée à la possibilité qu’ont les femmes dans une société donnée de manipuler la richesse ou de parvenir à des positions sociales et politiques importantes. Devenir « mari » peut donc être pour une femme une manière d’exprimer ou d’acquérir un meilleur statut (…). Quant aux femmes épouses des maris féminins (…), certaines informatrices estiment qu’il est moins pénible d’être mariée à une femme qu’à un home et soulignent la plus grande liberté sexuelle et sociale que elur permet cette situation. Toujours est-il que les mariages entre femmes fonctionnent sur le modèle de l’opposition de genre, le « mari-féminin » ayant sur son épouse les prérogatives d’un homme. La différenciation des tâches et des fonctions sociales, attribut principal du genre, se reproduit donc même dans les mariages entre personnes du même sexe - occurences qui attestent en miroir que le mariage ne se définit pas principalement par la fonction reproductive (que l’on peut toujours aménager) entre sexes opposés, mais assure toujours en revanche un ensemble de droits du sexe/genre « homme » sur le sexe/genre « femme »" pp. 247-248.
Au terme de ce petit tour d’horizon, on peut constater que dans les sciences sociales aussi bien que dans la pensée socialiste a émergé l’idée suivant laquelle l’anatomie n’est pas une explication suffisante pour expliquer la place respective des hommes et des femmes dans la société mais en même temps, ces rapports entre les hommes et les femmes n’étaient pas directement interrogés comme des rapports de domination qu’il fallait expliquer. L’idée que ces rapports étaient source d’injustice, d’oppression pour les femmes et de privilèges pour les hommes n’était pas une question posée centralement, en termes théoriques globaux. Bien évidemment, avec les mouvements féministes qui ont surgi dans l’histoire, l’injustice dont étaient et sont victimes les femmes avait déjà été dénoncée mais la volonté de trouver une explication de fond à cette injustice qui ne soit ni dérivée de l’anatomie, ni seulement dérivée des rapports de classe n’avait pas été faite jusqu’à maintenant.
Selon C. Delphy ( ) , c’est Ann Oakley (1972) qui a défini la première sur le plan féministe le concept de genre : « Le mot sexe se réfère aux différences biologiques entre mâles et femelles : à la différence visible entre leurs organes génitaux et à la différence corrélative entre leurs fonctions procréatives. Le genre, lui, est une question de culture. Il se réfère à la classification sociale en masculin et féminin ». Dans cette première définition, l’auteure ne met pas en cause le caractère hiérarchique des rapports entre les hommes et les femmes. Le concept de genre a d’abord émergé dans la pensée féministe anglosaxonne, ensuite il s’est diffusé sur le plan international. Comme le rappelle Joan Scott ( ), le concept de genre est né précisément pour mettre en cause les analyses en termes de « nature », en termes biologiques, des rapports entre les hommes et les femmes. C’est contre le déterminisme biologique que ce concept est né pour insister sur toute l’importance de l’éducation, des normes sociales imposées aux individus qui les structurent dans leurs comportements et dans les rapports qui peuvent en découler. Ce concept avait l’intérêt d’appréhender les femmes, non pas comme groupe à part, mais au contraire de prendre en considération les femmes et les hommes dans leurs rapports, en particulier dans la définition de ce qu’on appelle ou appelait la féminité et la masculinité. Ces deux notions qui sont passe-partout recouvrent une série de stéréotypes qui fait l’objet, dans le cadre du concept de genre, d’analyses critiques qui mettent en évidence en quoi la « féminité » ou la « masculinité » ne sont pas le résultat naturel d’une appartenance à un sexe mais le résultat d’un processus de formation ou de « déformation » des personnes par la société, à travers l’éducation et l’organisation sociale. Avec ce concept, les féministes ont voulu également introduire l’idée (absente de la 1re définition que j’ai citée) que les rapports hommes/femmes ne sont pas des rapports fondés sur la complémentarité mais des rapports de pouvoir, de domination etc. Il y a une hiérachie sociale entre les hommes et les femmes dans la plupart des sociétés connues et ce sont ces rapports de pouvoir qu’il s’agit d’analyser. Une dernière ambition animait les chercheuses féministes : bouleverser les modes de pensée à l’œuvre traditionnellement dans les sciences sociales. Malgré des effets très limités (J. Scott), l’introduction de ce nouveau concept a contraint les chercheur-e-s à se poser de nouvelles questions. En sociologie en particulier, certains termes, en raison des luttes et du travail d’analyse critique des chercheur-e-s, sont devenues des catégories sociales ( et là tout le travail théorique des marxistes et de quelques autres a été fondamental). Par exemple sur la question des ethnies ou des « races », le développement des mouvements d’indépendance contre la colonisation, les mouvements antiracistes ont contribué largement à donner un contenu social et non plus biologique à la notion de race. La notion de classe, bien avant, s’était elle aussi chargée de cette dimension sociale. Jusqu’alors les termes de femmes et d’hommes et leurs rapports n’avaient pas fait l’objet d’une telle réflexion critique (cf. N.Cl.Mathieu). Le concept de genre et plus largement la recherche féministe, elle même stimulée par les mouvements féministes, ont introduit l’idée que les rapports hommes/femmes relèvent fondamentalement de l’histoire et du des structures sociales. Cela introduit une rupture qui oblige à interroger les rapports hommes/femmes qui ne vont plus de soi.
Sous le terme de genre, peuvent se glisser des sens et des analyses très diverses. Comme le signale J. Scott la notion de genre peut être utilisée pour « banaliser » des études féministes ou centrées sur les femmes. On parle alors d’études de genre pour se faire reconnaître plus facilement par l’institution universitaire.C’est une façon d’apparaître comme plus respectables. Ce qui semble être le cas dans les pays anglo-saxons. En France, ce n’est pas le cas car globalement les études féministes restent très marginalisées, quelle que soit leur appellation. Ceci dit, le terme de genre est encore très peu utilisé en France pour différentes raisons. Tous les courants du féminisme et des chercheur-e-s féministes n’ont pas la même approche de ce concept. Le courant de la différence : ses adeptes ne raisonnent pas en termes de genre mais en terme de sexes. « Il y a deux sexes » proclamait le recueil d’articles d’A. Fouques ( ). Ce courant est fortement marqué par la psychanalyse et il a centré son activité sur une dénonciation de la domination masculine, sur le plan symbolique. Ainsi les travaux importants de Luce Irigaray ont conduit à une critique très fine de l’analyse freudienne. Mais à partir de cette critique subtile de Freud et de la prévalence du symbole phallique dans les sociétés patriarcales, elles ont tiré la conclusion suivant : pour aboutir à une société plus juste pour les femmes, l’essentiel était de faire advenir la « féminitude », la créativité des femmes. Pour expliquer cette créativité particulière des femmes, elles en reviennent aux explications les plus traditionnelles, se référant à la biologie.. En raison de leurs capacités de procréation, et parce qu’elles naissent d’une femme qui est du même sexe qu’elles, les femmes porteraient en elles une série de qualités qui feraient du monde des femmes, un monde sans agressivité, sans compétition. Les femmes seraient particulièrement accueillantes à l’autre. Inversement les hommes seraient porteurs d’une civilisation de compétition, d’agression, de destruction etc. Elles homogénéïsent la catégorie femmes sur cette base, elles parlent ainsi de l’identité « fémininine », d’une identité homogène pour toutes les femmes, identité positive opposée à celle des hommes. Ce type de raisonnement peut conduire à des affirmations assez burlesques. Ainsi, pour manifester leur solidarité avec les sans-papiers, en France, ces militantes ont développé l’dées suivant laquelle les femmes seraient spontanément accueillantes avec les étangers car elles ont l’expérience, dans leur corps, à travers la maternité, de l’accueil d’un autre… A propos des « valeurs féminines, » il ne s’agit pas de nier, qu’en raison de leur place, dans les rapports sociaux, dans l’histoire et en raison également de l’expérience de la maternité, les femmes (non pas spontanément, mais à partir d’une réflexion critique, d’une lutte contre l’oppression) peuvent être porteuses de « valeurs », peuvent être plus sensibles à certaines questions que les hommes. L’idée par exemple que les femmes seraient mieux préparées par leur éducation à être attentives aux autres et plus intéressées au « relationnel », repose sur une une réalité. Mais cela ne s’explique pas par la différence des corps. Par ailleurs, pour nous, une société libérée de l’oppression des hommes sur les femmes et également de l’exploitation ne devrait pas se traduire, sur le plan des valeurs, par l’ajout de valeurs « féminines » aux valeurs masculines« mais par un bouleversement de l’ensemble des valeurs de telle manière que puissent émerger d’autres idéaux , d’autres modèles de relations humaines portés à la fois par les hommes et par les femmes ; ce qui implique, selon nous, un bouleversement des rapports sociaux eux-mêmes. Nous ne battons pas pour qu’il y ait des symboles »féminins« à côté de symboles »masculins« , mais pour changer l’ensemble des symboles et des valeurs (cf. Delphy). Et on sait très bien que des femmes qui ne s’inscrivent pas dans une logique de contestation féministe peuvent-être porteuses de valeurs conservatrices : Margaret Thatcher en Grande Bretagne ou Christine Boutin en France sont là pour en témoigner. On sait très bien que dans les sociétés traditionnelles rurales, très souvent les mères de famille jouaient et jouent encore un rôle de contrôle sur les jeunes, et en particulier sur les jeunes filles et les jeunes femmes et servent de relai dans la répression et l’enfermement des filles. C’est donc très simpliste d’opposer ainsi les valeurs »féminines« positives et les valeurs »masculines" négatives. Même si, quand les femmes entrent en lutte, elles peuvent apporter une critique pertinente de la société et des rapports sociaux.
-Le courant féministe radical en France : C’est un courant dont une des théoriciennes les plus connues est C. Delphy et qui a écrit un article important intitulé « L’ennemi principal » (…). Selon elle, il faudrait distinguer deux modes de production : l’un capitaliste, l’autre domestique. Toutes les femmes, quelle que soit leur appartenance sociale, seraient victimes d’une exploitation de la part des hommes dans le cadre de ce mode de production domestique et les femmes constituent, comme les hommes, une classe de sexe homogène. Dans cette lutte contre l’exploitation domestique, les femmes seraient à la classe des hommes. Le terme de patriarcat peut certes avoir une fonction critique importante dans la mesure où il permet de rassembler des éléments dispersés (violence contre les femmes, le surtravail domestique, la dévalorisation de leur personne etc.) et de montrer que tous ces éléments font système dans un rapport global de domination. Mais lorsque les féministes radicales parlent d’un mode de production patriarcal, cela aboutit à présenter de manière ahistorique ces rapports de domination et surtout à mettre en parallèle au lieu de les articuler, les rapports de domination de classe et de sexe, de genre plus précisément. Les rapports de domination sur les femmes, même s’ils ont une certaine constance dans différents types de société, connaissent des évolutions en fonction de l’évolution historique et de la nature des sociétés elles-mêmes. Les rapports de domination dans des sociétés de chasseurs-ceuilleurs ou dans la société capitaliste aujourd’hui, ne sont pas identiques, même si l’on peut dire qu’il y a des rapports de domination dans les deux cas, ce que ne disait pas Engels. Néanmoins, il nous semble essentiel, notamment pour définir un projet de lutte, de voir de quelle manière le mode de production capitaliste, qui est un mode de production agressif, en expansion, qui absorbe d’autres modes de production, de voir donc comment il s’est approprié les rapports d’oppressione qui ont précédé l’émergence des rapports de classe et comment cela fait surgir de nouvelles contradictions. Le fait que la capitalisme ait fait appel à la maind’œuvre féminine et infantile dans toute l’Europe pour le développement de l’industrie au XVIII et XIX èmes siècles, en profitant de la plus faible organisation des femmes qui étaient très largement exclues des corporations, pour les sous-payer, le développement au XXe siècle, notamment dans les trente dernières années d’un salariat féminin dans le secteur tertiaire, a amorcé un processus d’autonomisation des femmes par rapport aux hommes qui n’existait pas dans les sociétés rurales traditionnelles occidentales où les femmes travaillaient à la campagne, gratutitement, dans la dépendance des hommes. Elles travaillaient beaucoup mais elles n’avaient pas d’indépendance. La situation n’est pas identique dans les pays capitalistes dominés où le salariat n’a pas encore la même place que dans les pays capitalistes dominants. Le développement d’un salariat féminin a été un élément qui a favorisé l’indépendance des femmes qui s’est accentuée bien évidemment avec la diffusion de la contraception et du droit plus ou moins large à l’avortement. Ce qui est intéressant c’est donc de voir comment s’articulent ces rapports de domination de classe et de genre qui ne sont pas parallèles. Or, l’idée d’une classe des femmes opposée à la classe des hommes ne rend pas compte de l’articulation des ces rapports de domination et sur le plan de la lutte, cela peut avoir des conséquences préjudiciables au succès de la lutte des femmes. Le troisième courant (cf. Article D. Kergoat et H. Hirata) : en France, il utilise non pas le concept de genre mais celui de rapports sociaux de sexe, pour des raisons de traditions culturelles et de clarté théorique. - Réfléchir en termes de rapports sociaux, c’est prendre de la distance avec toutes les analyses en termes de « liens » sociaux. Pour les marxistes, les rapports entre individus ne sont pas seulement des rapports subjectifs mais sont marqués par des rapports sociaux, contradictoires, antagonistes, de différents ordres et qui structurent les rapports de forces au sein de la société. - parler de rapports sociaux de sexe c’est considérer que ces rapports sont tout aussi structurants pour la société que les rapports de classe par exemple, à la différence d’autres rapports par exemple comme ceux d’enseignants/enseignés, ceux de médecins/malades, même si ces derniers méritent qu’on les analyse en profondeur. - Ces rapports sociaux de sexe structurent l’ensemble du champ social : il n’ y a pas d’un côté les rapports de classe et d’exploitation qui structurent le champ de la productionet l’espace du travail professionnel et de l’autre la famille structurée par les rapports de domination des hommes sur les femmes. Dans les deux cas, les rapports de classe, de genre, de « race », tous ces rapports s’entrecroisent. Par exemple dans une entreprise, les femmes sont généralement moins bien payées que les hommes, sont très souvent victimes de harcèlement sexuel (sujet dont on parle très peu en France), et si elles sont de famille immigrée elles vont encore voir leur situation s’aggraver. Tous ces rapports interagissent les uns sur les autres et ceci, dans les différentes sphères de la société. Comme dit D. Kergoat dans un autre texte : on ne peut pas demander à une ouvrière de se découper en tranches, et de faire le tri entre son expérience de femme et son expérience de femme ; non, c’est une femme ouvrière et qui, peut-être en plus, est issue de l’immigration et qui va vivre au quotidien, dans la rue, à l’usine, ainsi que dans sa cité, une série d’expériences de discriminations qui mettent en jeu chaque fois, ses identités multiples qui s’entrecroisent. - Par définition, des rapports sociaux peuvent changer au cours de l’histoire, en fonction tout à la fois des structures sociales et de l’action collective. Les individus sont à la fois « agis » par les rapports sociaux, façonnés par la société et les rapports de domination mais en même les individus peuvent agir sur ces rapports sociaux, à la fois à titre individuel mais plus efficacement à titre collectif. - L’enjeu des rapports sociaux de sexe, c’est la division du travail entre les sexes. La division du travail ne concerne pas seulement la place respective des hommes et des femmes sur le marché du travail, et dans la hiérarchie des rapports de production mais la palce respective des unes et des autres dans les différentes sphères de la société. En France, il y a eu le vote d’une loi sur les 35h avec l’idée que pour lutter contre le chômage, il faut baisser le temps de travail pour tout le monde. Pour les classes dirigeantes en Europe et sur le plan international, ce n’est pas du tout leur préoccupation. Pour « lutter contre le chômage » ou plutôt pour développer la productivité (telle est leur préoccupation), ils veulent développer la flexibilité, le temps partiel contraint, la précarité et parallèlement, ils sont ravis que se maintienne un volant de chômage suffisamment fort pour peser sur les salaires et les conditions de travail. Dans cette lutte sur la question du temps de travail, le mouvement des femmes en France, aussi faible soit-il, a joué un rôle non négligeable. Le Collectif pour les droits des femmes était conscient que s’il n’y avait pas de baisse du temps de travail pour tout le monde, on allait avoir nécessairement le développement du temps partiel contraint (de petits contrats, des petits boulots qui ne permettent pas de gagner sa vie, avec des horaires flexibles très souvent, féminisé à 85%) et parallèlement une incitation de plus en plus grande pour que les femmes restent à la maison (une partie du temps du moins), pour s’occuper seules des enfants avec une petite allocation destinée officiellement à favoriser la « conciliation » de la vie familiale et professionnelle … des femmes. La critique féministe de cette logique, c’est : concilier la vie professionnelle et la vie familiale, ce n’est pas une affaire de femmes, c’est l’affaire tous les individus, hommes et femmes. Et une loi réglementant le temps de travail ne peut être une avancée que s’il y a une baisse du temps de travail pour tout le monde qui donne du temps pour vivre à tous et toutes et du temps pour prendre en charge ensemble les activités liées à la vie familiale et sociale. On voit donc bien que l’enjeu n’est pas seulement la question du marché du travail ou de la famille, c’est un ensemble qui concerne également la vie politique. La division du travail, au sens large du terme, est bien l’enjeu des rapports de domination entre les hommes et les femmes.
Les opprimé-e-s sont confronté-e-s à diverses voies pour tenter de sortir de ces rapports de domination et toutes n’ont pas les mêmes conséquences sur le plan des changements qu’elles peuvent introduire. Les remarques générales qui suivent ont fait l’objet d’une réflexion déjà ancienne en ce qui concerne les rapports entre noirs et blancs (F. Fanon), colons et colonisés (A.Memmi). Elles ne concernent pas seulement la lutte des femmes. On pourrait tout aussi bien les reprendre en ce qui concerne la lutte des homosexuels etc. On peut distinguer quatre voies principales pour sortir de la domination :
Les individus ont des identités multiples. Aucun et aucune d’entre nous ne peut se résumer au fait d’être femme ou homme, au fait d’être homosexuel ou hétérosexuel, au fait d’être noir ou blanc, au fait d’être né à la campagne ou à la ville etc. Chacun, chacune est une combinaison originale, un être singulier. Or, quand on raisonne en termes de normes (les femmes, c’est cela, les hommes, c’est cela), on ne peut qu’aboutir à fermer les espaces de libertés que renvendiquent les opprimé-e-s. Quand les femmes du courant de la différence insistent sur les capacités de reproduction des femmes qui seraient à la base, selon elles, de leur potentiel créatif, cela ne revient-il pas à dénier aux femmes qui ne sont pas mères cette créativité, voire à leur dénier la « qualité » de femmes ? Une lutte réellement émancipatrice doit permettre aux individus de dépasser la stigmatisation liée à l’oppression, de sortir de l’enfermement dans une seule identité et d’assumer leur multiples identités. L’identité a de multiples dimensions et elle évolue. Chacun et chacune d’entre nous, en fonction de son évolution personnelle, mais aussi de la configuration des luttes, peut à un moment donné mettre en avant un aspect de cette multplicité d’identités pour le faire prévaloir. On peut juger à un moment donné que son combat féministe est prioritaire ou du moins mobilise prioritairement son énergie, par rapport à son combat de salarié. On peut juger qu’à un autre moment, en raison de la répression que subissent les homosexuels, on va plutôt mettre l’acent sur cette dimension de son combat personnel etc. Mais, toutes ces luttes contre diverses oppressions qui ont toutes leur légitimité ne prendront toute leur efficacité que si elles parviennent à converger dans un projet politique global de remise en cause de toutes ces oppressions. Ce qui pose la question de la construction d’une force politique capable d’articuler toutes ces luttes, en leur donnant le maximum d’échos, sans que l’un-e- des participant-e-s se sente oublié-e, voire rejeté-e. Or, de ce point de vue, le mouvement ouvrier, pendant très longtemps, a été incapable, et c’est encore très largement le cas, de prendre en charge la lutte des femmes, de manière suffisamment sérieuse et importante, de telle manière qu’un certain nombre de femmes ont préféré quitter les organisations politiques, ou ne pas les rejoindre, considérant que cela ne leur apportait rien. Pendant très longtemps le discours dominant du mouvement ouvrier a été de considérer la lutte des classes comme la lutte « principale » ; la lutte contre l’oppression des femmes était considérée secondaire : l’émancipation des femmes serait réglée dans le cadre de la lutte des classes. Ce discours là reproduit, selon nous, les rapports de hiérarchisation à l’intérieur même du mouvement des opprimé-e-s, au sens large du terme ; il hiérarchise la lutte contre les oppressions au nom d’une lutte principale qui, elle, serait porteuse d’un projet universel. Or, s’’il est vrai que, dans la société capitaliste, la lutte des classes est effectivement un élément moteur de la vie politique, des transformations sociales…